Centralisme ''jacobin'', vraiment ? Notions
jeudi 2 mars 2006Par Florence Gauthier, Université Paris VII Denis Diderot.
"Abusés par les mots, les hommes n'ont pas horreur des choses les plus infâmes décorées de beaux noms ; et ils ont horreur des choses les plus louables, décriées par des noms odieux. Aussi, l'artifice ordinaire des cabinets est-il d'égarer les peuples en pervertissant le sens des mots, et souvent des hommes de lettres avilis ont l'infamie de se charger de ce coupable emploi." Jean-Paul Marat, The Chains of Slavery, London, 1774, Les chaînes de l'esclavage, Paris, 1792, rééd., Bruxelles, Pôle Nord, 1995.
Avec quoi peut-on penser ? Sans doute avec des mots et des concepts. Les ministres, les députés et la presse en utilisent un qui me plonge régulièrement dans des abîmes de perplexité, c'est celui de centralisme jacobin ou jacobinisme centralisateur. L'abus qui en a été fait et qui se poursuit m'a incitée à le clarifier. Centralisme jacobin ou jacobinisme centralisateur, qu'est-ce que cela est sensé désigner ? Une politique de centralisation administrative. L'exemple qui vient illustrer ces termes est le plus souvent celui des préfets. Ce centralisme sans qualificatif est présenté comme une spécificité politique française, celle de la monarchie, mais aussi celle de la Révolution de 1789, et c'est là qu'il devient jacobin et, curieusement, le demeure ensuite, comme si la politique française était, ou fut longtemps, jacobine jusqu'au jour de renouveau où la décentralisation vint enfin. Mitterrand parlait de la décentralisation à laquelle il œuvra comme d'une révolution dans le sens où elle interrompit la tradition française de centralisation. On trouve encore le qualificatif jacobin jeté comme une insulte à quelques hommes politiques, comme Pasqua. Il se pourrait que le plus effrayant des deux soit Pasqua !
La tradition royale de centralisation administrative
À l'époque moderne, XVI-XVIIIe siècles, la monarchie française, qui exerçait le pouvoir souverain, pratiquait la confusion des pouvoirs législatif et exécutif, puisque le roi était la source de la loi et de son application. Toutefois, il devait respecter plusieurs formes de droit qui coexistaient avec son propre pouvoir. Il s'était ainsi engagé à protéger les coutumes de ses sujets paysans et en particulier leur reconnaissance de liberté depuis l'abolition du servage qui se réalisa en France presque complètement entre les XI et XIIIe siècles.
Comme il avait des devoirs, il devait demander conseil et il existait à cet effet différents conseils qui allaient de son entourage familial jusqu'au conseil le plus large qu'étaient les États généraux, devenus depuis la fin du Moyen-âge, une instance qui réunissait les représentants des trois ordres de son royaume. Toutefois, si le roi devait demander conseil, c'était lui seul qui prenait la décision : le roi a le dernier mot, résumait-on alors.
Le roi dirigeait l'exécution des décisions. En ce qui concerne la levée de l'impôt direct, la taille, c'étaient les Etats provinciaux avec leurs élus qui s'en chargeaient, depuis les assemblées de villages. On remarquera que cette institution était décentralisée et élective : les habitants des villages se réunissaient pour nommer ceux qui, parmi eux, étaient chargés de répartir et lever le montant des impôts et le transmettre à l'instance supérieure des Élections.
L'administration des impôts dits indirects fut peu à peu confiée aux fermiers généraux qui servaient de banquiers au roi et organisèrent la perception en une administration de caractère parapublique, mais qui échappait au contrôle royal.
Cependant, l'institution qui exprimait le centralisme administratif par excellence de la monarchie était celle de l'intendance. Les intendants de justice, police et finances, créés en 1642, étaient des commissaires du roi, nommés par lui, responsables devant lui seul. L'intendant représente la personne du roi dans sa circonscription et exerce donc, comme lui, la confusion des pouvoirs : il contrôle le fonctionnement de la justice et peut lui-même la rendre ; même chose pour la police et pour la répartition des impôts directs. Il eut le droit d'assister aux réunions des assemblées villageoises et urbaines et en vint progressivement à mieux connaître sa circonscription et à imposer son contrôle. Il y avait 32 intendances à la fin du XVIIIe siècle dans le Royaume.
Despotisme et tyrannie. Le pouvoir de la monarchie française fut critiqué comme une forme de despotisme, c'est-à-dire un exercice du pouvoir qui reposait sur la confusion des pouvoirs publics. Ce despotisme était conforme à la tradition de la monarchie française et donc légal. Le despotisme ne se confond pas avec la tyrannie. Cette dernière est la forme du régime politique que prend celui d'un souverain, quel qu'il soit, qui devient telle parce qu'il abuse du cadre légal de son pouvoir.
La résistance à l'oppression comme droit. Du XVIe au XVIIIe siècles les crimes commis par les Européens en Europe et hors d'Europe, à l'occasion de la "découverte de l'Amérique", ont provoqué des réponses et fait faire de grands progrès à des théories politiques nouvelles. Une suite de révolutions commencèrent à donner consistance, même de façon éphémère, à ces idées nouvelles.
Le sujet est trop important pour être traité ici, mais il est nécessaire de rappeler quelques jalons parmi les plus significatifs pour pouvoir répondre à la question posée concernant ce jacobinisme et ce centralisme.
En Amérique, comme on le sait, les Européens commirent une série de crimes que la conscience critique de cette époque qualifia de crimes contre les droits de l'Humanité. En effet, les Indiens, à peine découverts, furent pillés, massacrés, puis mis en esclavage. La conscience critique qui s'éleva contre ces crimes, en Espagne et au Portugal tout d'abord, en vint à prendre la défense des Indiens et à penser une nouvelle définition de ce qu'était l'Humanité. Ces efforts permirent une remarquable avancée en exprimant le premier droit de l'Humanité, le voici : l'Humanité naît libre, c'est sa caractéristique première, et doit le rester. Chaque individu de l'espèce humaine a ainsi des droits et le premier est celui de naître libre et de le demeurer. Les gouvernements ont alors le devoir de protéger ce droit de l'Humanité. On lira avec profit les textes de ces Humanistes espagnols qu'étaient Bartolomé de Las Casas ou Vitoria. Le grand livre de Las Casas, Histoire des Indes, vient tout juste d'être publié en français, et pour la première fois, (Seuil, 3 tomes, 2002) ce qui est un signe que cette histoire, de nouveau, parle.
Courte diversion sur Bartolomé de Las Casas
Au sujet de Las Casas, une ahurissante polémique se poursuit depuis maintenant cinq siècles. Défenseur des Indiens d'Amérique, il est accusé d'avoir justifié la mise en esclavage des Africains en Amérique. Cette calomnie a été fabriquée de son vivant par le parti colonial esclavagiste qui le dénonçait. Elle dure encore. Elle est régulièrement réactivée dès qu'un débat sur les pratiques coloniales se trouve remis à l'ordre du jour et la calomnie du parti colonial réapparaît.
Cette fabrication est d'autant plus méprisable qu'elle joue sur différents moments de la vie de Las Casas. En effet, ce dernier arriva dans l'île d'Hispaniola au début du XVIe siècle, comme colon et reçut du roi d'Espagne une encomienda avec la main-d'œuvre indienne esclave attenante. Au bout d'une dizaine d'années d'une vie de colon, il considéra soudain qu'il ne pouvait plus continuer de vivre de l'esclavage et de voir l'Amérique devenir terre d'esclaves. Il rendit son encomienda, fit des études de théologie et devint prêtre. De retour en Amérique, il mena campagne contre le maintien de l'esclavage. Il s'est expliqué lui-même sur sa propre vie, sur sa prise de conscience et sur ses luttes en faveur des droits de l'Humanité tout entière, qu'elle soit indienne, africaine ou autre. Le plus remarquable est qu'aujourd'hui, cette calomnie contre Las Casas n'a plus même besoin d'être réactivée par un parti ou groupe de pression colonialiste quelconque, mais par des gens qui sont simplement ignorants et qui vont répétant ce qu'ils croient être la vérité vraie parce qu'ils l'ont trouvée dans des ouvrages de vulgarisation. C'est la raison de cette brève diversion consacrée à cette bien étrange histoire. Retournons à notre jacobinisme centralisateur.
Ce fut donc ainsi que naquit le premier droit de l'Humanité. Et il était né de la critique du colonialisme de l'époque. L'Humanité est une et non divisée en maîtres et en esclaves. Et les peuples ont droit à leur souveraineté (Vitoria). Mais une telle conception de l'Humanité et des droits des peuples était-elle mise en pratique ailleurs que dans les livres des Humanistes ? Non, il n'y avait pas d'ailleurs, car justement, il fallait l'inventer cet ailleurs où l'on naîtrait libre et où le gouvernement aurait le devoir de protéger ce droit de chacun et de tous.
Les Humanistes furent, on le sait, battus et leurs idées se retirèrent dans les livres, tandis que les guerres de religion faisaient leurs plein de victimes de tous côtés. Mais à la fin du XVIe siècle, les Hollandais entreprirent de se libérer de la domination espagnole. Leur lutte de libération dura près d'un siècle et ils parvinrent à établir un gouvernement qui se révéla durable et qui tenta une première en faisant vivre la reconquête de la souveraineté d'un peuple et en ménageant une certaine liberté de conscience.
Le second droit de l'Humanité fut le produit de ces guerres de religion et affirmait maintenant un complément au naître libre, celui de ne pas être soumis à la pensée d'un autre humain : aucun homme, aucune institution n'a le droit, ici-bas, de dicter son comportement à un homme libre.
Au XVIIe siècle, la première Révolution d'Angleterre compléta ces beaux débuts par un projet de constitution politique qui ouvrit un univers complètement nouveau. L'effort des Niveleurs anglais fut de donner, dans les années 1640, une forme complète et cohérente à un projet de société fondé sur ces droits de l'Humanité. Ils avaient repris l'idée déjà débattue selon laquelle le pouvoir politique était le produit d'une création humaine et que le divin n'avait pas à interférer dans cette affaire. Que le principe du pouvoir souverain devait être énoncé de façon cohérente, parce que ce ne pouvait être ni un Dieu, ni un héritier d'une famille ou d'une oligarchie. Ce ne pouvait qu'être une propriété commune au peuple entier, une propriété indivisible que personne ne pouvait confisquer sans commettre un acte grave de dépossession du peuple. L'exercice des pouvoirs publics devait être l'objet de beaucoup de soins pour éviter les abus que l'on avait déjà repérés et prévoir ceux qui pourraient apparaître.
L'idée principale que la critique du despotisme de la monarchie britannique et de son tyran Charles Ier avait fait naître était que l'exercice des pouvoirs publics était éminemment dangereux et qu'il fallait le civiliser par la philosophie de ces droits de l'Humanité. Il fallait déjà connaître ces droits et le texte de la constitution commencerait par là. Ces droits et devoirs devraient servir de guide pour faire des lois et pour instruire le peuple et les gouvernants.
Le pouvoir suprême était bien sûr celui qui faisait les lois auxquelles on obéirait. Il ne fallait pas faire n'importe quoi. Le peuple élirait une assemblée de députés qui s'occuperaient de discuter et de voter les lois. Ces députés seraient sous le contrôle du peuple et les lois seraient appliquées par des magistrats responsables à qui l'on demanderait compte de leur application.
Ce système politique était facile à comprendre car c'était celui que les paysans connaissaient à plus petite échelle dans les communautés de villages. L'idée de la loi commune pour tous venait aussi de la conception des droits d'usage que pratiquaient les paysans et que l'on connaissait sous le nom de common law. Dans les métiers aussi il existait des pratiques d'assemblées qui permettaient de comprendre le système.
Les Niveleurs appelaient les droits de l'Humanité birthright, droit de naissance, parce que chaque individu de l'espèce humaine avait droit à ces droits : naître libre et non esclave, exercer sa liberté de conscience et ne pas être soumis à une Église dominante. Alors des femmes niveleuses demandèrent de participer, elles aussi à l'exercice de tous ces droits.
Cependant, ces projets de constitutions démocratiques, fondées sur un contrat d'association éclairé par les droits de l'Humanité, furent dénoncés comme des choses dangereuses par le parti puritain de Cromwell, et les Niveleurs furent empêchés de donner corps à leur idée de constitution.
Les Niveleurs avaient insisté sur la notion de contrat entre les membres de la société pour décider ensemble de l'organisation des pouvoirs publics. Civiliser le gouvernement signifiait qu'ils pensaient qu'un bon gouvernement était possible à certaines conditions. La force ne pouvait faire droit et c'est au contraire le droit qui devait s'imposer. L'expérience avait montré qu'en matière d'opinion religieuse, il ne servait à rien d'imposer tel dogme. Le droit consistait ici à ce que toutes les opinions puissent s'exprimer librement. Pour la force, c'était la même chose, le droit de chacun ne consistait pas à opprimer le voisin, mais à obtenir de lui une protection réciproque. Il avait fallu pas mal d'expériences abominables pour en arriver à cette intelligence du droit réciproque : si j'ai des droits, tu as les mêmes. Je nais libre et non esclave à condition que je laisse l'autre libre aussi. Contre la force, le droit réciproque ou droit individuel-universel.
Civiliser l'exercice des pouvoirs publics commençait par le confier à des civils. Le pouvoir militaire, celui de la force, devait obéir au pouvoir civil et serait lui aussi civilisé lorsqu'on parviendrait à ce résultat.
La première Révolution d'Angleterre tourna mal pour le peuple comme pour les Niveleurs, mais leurs idées traversèrent les pays et les mers. La seconde Révolution d'Angleterre n'avait rien à voir avec la première et se limita à améliorer le sort des possédants. Mais il resta de la tradition politique anglaise de nombreux textes. John Locke écrivit une magnifique synthèse de l'expérience de la première Révolution d'Angleterre, mêlant les idées des républicains, dont celles des Niveleurs, et rappelant que ces tentatives étaient nées d'une expérience historique et d'un débat immense qui dure encore : Two Treatises of Government, publiés en 1690. Au siècle des Lumières, le livre de Locke, et avec lui la tradition philosophique et politique anglaise du siècle précédent, était connu de tous les amis de l'Humanité et de ses droits.
Le siècle des Lumières fut le temps d'un cycle révolutionnaire immense qui toucha l'Europe et son premier empire colonial en Amérique : de l'indépendance de la Corse à celle des Etats-Unis, de la Révolution de Genève à celle du Brabant, de la Révolution française à celle de tant de parties de l'Europe, puis au tournant du siècle alors que la contre-révolution s'étendait sur l'Europe, le cycle rebondit avec l'indépendance de la République d'Haïti en 1804 et celles des colonies espagnoles et portugaises.
La révolution en France commença plutôt bien lorsque l'extraordinaire crise -principalement financière car il y avait une dette impressionnante- conduisit le roi Louis XVI à convoquer son conseil élargi, les États généraux. La consultation fut faite à un suffrage fort ouvert puisque les députés étaient élus, dans les campagnes, par tous les chefs de feu (chef de maison). Et il y avait beaucoup de chefs de feu qui étaient des femmes et qui participèrent à l'élection. Le roi pensait limiter son grand conseil à la question financière, mais tout de suite, les députés posèrent tous les problèmes, et en premier lieu celui de la souveraineté. Comme le roi s'entêtait, quelques députés osèrent penser sans l'aide du roi et même contre lui et ils entraînèrent une partie de chacun des trois ordres, clergé, noblesse et Tiers état, à opérer une révolution en se déclarant assemblée nationale constituante et en jurant de ne pas se séparer avant d'avoir donné une constitution au peuple français.
Ce fut dans cette effervescence que se forma un club de députés qui prit le nom de Société des Amis de la Constitution. Le nom, on le voit, correspondait à cette première action.
Les États généraux avaient été réunis par le roi à Versailles et commencèrent le 5 mai 1789. La révolution juridique qui transforma les États généraux en Assemblée nationale constituante se fit les 17 et 20 juin suivants. Ce fut donc l'acte I de la révolution. C'était bien d'avoir osé, mais le roi ne voulait rien entendre et se préparait à faire arrêter les députés et à en finir avec cette cohue à Versailles. Ce fut alors que se produisit l'acte II de la révolution sous la forme d'une immense jacquerie comme on en avait jamais vu encore en France ou ailleurs. Cela commença au début du mois de juillet 1789 et se termina à la fin du même mois, trois semaines environ et le pays avait complètement changé ! Que s'était-il passé ?
Inquiets des nouvelles qui arrivaient par les lettres de leurs députés, les paysans s'étaient pris en mains et avaient décidé de dire clairement à la seigneurie qu'ils ne voulaient plus du régime féodal avec sa hiérarchie, la justice du seigneur, les rentes à payer et tous ces droits sur les routes, les ponts, les marchés et partout, les confiscations des biens communaux dont les villages avaient besoin pour vivre, bois interdits aux villageois, usages sur les communaux devenus payant etc…Eh bien, tout cela allait changer. Les habitants s'étaient réunis sur la place du village et avaient organisé des visites du château du seigneur pour lui dire, à lui ou à son représentant, que c'était terminé et qu'ils ne payeraient plus les rentes féodales. Et ils l'avaient fait. Des groupes de cent à deux cents habitants, armés de leurs instruments de travail, arrivaient au château qui les faisait entrer. Les habitants demandaient les titres de propriété du seigneur et les brûlèrent. À la nuit tombante, le seigneur logea et nourrit les habitants qui souvent dormirent sur place et s'en allèrent le lendemain.
Le plus étonnant fut de constater que ces mêmes faits se reproduisirent dans tout le pays traversé par cette jacquerie, soit plus des trois quarts du royaume. Et en même temps, les institutions de la monarchie s'effondrèrent comme château de cartes, lorsque les intendants disparurent, se terrant chez eux ou fuyant ! L'Assemblée était sauvée par la jacquerie.
Cependant, de nombreux députés prirent sérieusement peur devant ce mouvement populaire. Où allait-on si le peuple s'en mêlait comme il l'avait aussi fait dans les villes et à Paris en prenant le pouvoir local ? Les rentes féodales portaient sur la moitié des terres cultivées environ : les seigneurs refusaient de perdre la moitié de leur fortune. Il leur faudrait alors s'opposer au mouvement paysan.
La contre-révolution seigneuriale, largement représentée dans l'Assemblée constituante, n'avait cependant pas les coudées franches pour agir à la fin du mois de juillet 1789. Il lui fallut composer et ce qui ressort des décrets de la Nuit du 4 août est le résultat suivant. L'Assemblée réussit l'exploit de rendre hommage à l'intervention populaire tout en lui retirant les fruits de sa victoire. En effet, elle décréta d'un côté : "L'Assemblée détruit entièrement le régime féodal", et de l'autre elle retint le principe du rachat des droits féodaux que les paysans seraient contraints de faire pour se libérer. Ce rachat était impossible aux paysans pauvres.
Elle dut encore accepter de donner une Déclaration des droits de l'homme et du citoyen pour répondre aux doléances du peuple.
La Déclaration des droits fut votée le 26 août 1789. Ce texte condense la théorie politique de la révolution qui se situe dans la tradition de la philosophie politique anglaise, et plus précisément lockienne. Son préambule résume de façon saisissante les principes des "républicains" de l'époque et ceux des droits de l'Humanité tels que présentés précédemment.
Le principe de la souveraineté, comme bien commun du peuple, en est le fondement. Les pouvoirs publics sont non seulement séparés, mais aussi hiérarchisés, le législatif étant le pouvoir suprême. Ce pouvoir législatif était formé de l'ensemble des textes de nature constituante, comme l'était alors la Déclaration des droits, du corps législatif formé des députés élus et enfin des pouvoirs des citoyens eux-mêmes qui élisent les députés, contrôlent le respect des principes et disposent de ce droit de résistance à l'oppression (art. 2), qui est une des caractéristiques de la théorie politique de ces républicains.
L'article premier rappelle ce birthright, ce premier droit de l'Humanité : "Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits."
En conséquence des journées populaires des 5 et 6 octobre 1789, le roi et l'Assemblée durent s'installer à Paris. La Société des Amis de la Constitution se trouva un lieu de réunion rue Saint-Honoré, dans un couvent des Dominicains surnommés Jacobins à cause du nom de la rue Saint-Jacques où se trouvait la maison-mère. On disait alors pour la désigner, la Société des Amis de la Constitution séante aux Jacobins. Ce furent les adversaires de cette société qui créèrent ces dénominations alors péjoratives, puis insultantes, de "Jacobins" et de "Jacobinisme".
Ce fut donc sur le clivage qui apparut à la suite de l'insurrection populaire de juillet 1789, appelée Grande Peur, que l'Assemblée constituante se divisa en un "côté gauche" qui voulait appliquer les principes de la révolution, c'est-à-dire ceux de la Déclaration des droits, et un "côté droit" qui fit tous ses efforts pour l'en empêcher et se débarrasser de ce texte.
La Société des Amis de la Constitution qui regroupait les députés du "côté gauche" devint l'enjeu de luttes acharnées car différents courants du "côté droit" voulurent en prendre la direction et y parvinrent au début de l'année 1790 : le parti de Barnave s'empara de la Société de Paris, mais ne réussit pas en province. On peut voir les progrès du parti de Barnave à l'Assemblée comme à la Société depuis 1790 jusqu'au printemps 1791. La Constitution contre-révolutionnaire de 1791 en fut le résultat.
L'esprit de la révolution était décentralisateur
Voyons de plus près. La Grande Peur de juillet 1789 avait autorisé un renouveau des municipalités urbaines et rurales et la réorganisation administrative du royaume fut, dans ses grands traits, la suivante.
Les communes rurales et urbaines élisaient elles-mêmes le maire et le conseil municipal. Les provinces furent supprimées et remplacées par des départements dont le directoire était également élu. Entre les deux, les cantons et les districts avaient des conseils également élus.
Dans la Constitution de 1791, les ministres étaient encore nommés par le roi, mais la décentralisation administrative, du directoire de département à la commune, leur retirait leur ancienne puissance.
Le principe de l'élection de toutes ces instances décentralisées correspondait à cette conscience si forte à l'époque du danger d'un pouvoir exécutif (administratif dans le langage d'aujourd'hui) d'autant plus autonome qu'il était irresponsable, c'est-à-dire sans contrôle public. Il faut bien comprendre que ces siècles de despotisme avaient rendu le pouvoir royal opaque. La publicité de la vie politique fut la chose la plus frappante que les révolutionnaires créèrent et vécurent : parole libérée, publications foisonnantes tout d'un coup, lumières faites sur le fonctionnement de l'exercice des pouvoirs publics, publication des archives qui, jusque-là, étaient la propriété des ministres ou des intendants qui conservaient leurs papiers chez eux. L'idée même de bâtiments publics pour installer les agents publics fut véritablement inventée et généralisée à ce moment-là. On peut imaginer alors ce que signifiait l'existence d'un corps législatif débattant PUBLIQUEMENT des questions et des lois. La presse de l'époque restituait cette publicité de la vie politique en publiant des comptes-rendus DÉTAILLÉS des débats parlementaires ou en les commentant. Le public dévorait ces deux sortes de journaux et les critiques les plus raffinées furent faites au moindre détail qui voilait au peuple la publicité de cette vie politique neuve.
Un exemple : on pensait alors selon les principes des théories politiques de la liberté en société, que les ministres, parce qu'ils n'étaient pas des élus du peuple, mais des commis de l'exécutif, n'avaient pas même le droit de pénétrer dans l'enceinte du corps législatif lorsqu'il siégeait et ne pouvait y être admis que sur invitation expresse des députés et non pour délibérer. Cette salutaire allergie au pouvoir exécutif s'explique par le souvenir récent du despotisme qui voyait le roi nommer des ministres payés "comme des ministres", sur l'argent public, et qui n'étaient responsables, non devant le public, mais devant le roi seul, les affaires politiques étant alors secrètes.
Cependant, la Constitution de 1791 détourna l'enthousiasme pour cette publicité de la vie politique en manipulant le droit du citoyen. Sieyès, abusant à nouveau des mots, créa une forme nouvelle de despotisme en distinguant le citoyen actif du citoyen passif. Les riches, puisque la distinction reposait sur le montant des impôts que le citoyen payait, étaient actifs, les pauvres passifs.
Ce système affectait donc la décentralisation administrative rappelée plus haut en en faisant une aristocratie des riches décentralisée, imposant ses lois aux citoyens passifs. En langage républicain de l'époque, ce système fut désigné par Robespierre comme une nouvelle forme d'esclavage politique :
"Enfin la nation est-elle souveraine, quand le plus grand nombre des individus qui la composent est dépouillé des droits politiques qui constituent la souveraineté ? Non, et cependant vous venez de voir que ces mêmes décrets les ravissent à la plus grande partie des Français. Que serait donc votre déclaration des droits si ces décrets pouvaient subsister ? une vaine formule. Que serait la nation ? Esclave, car la liberté consiste à obéir aux lois qu'on s'est données, et la servitude à être contraint de se soumettre à une volonté étrangère. Que serait votre constitution ? Une véritable aristocratie. Car l'aristocratie est l'état où une portion des citoyens est souveraine et le reste sujets. Et quelle aristocratie ! La plus insupportable de toutes, celle des Riches." (avril 1791)
Robespierre nous apprend, au passage, l'importance que revêtait alors le rapport des citoyens aux lois, ou souveraineté : la liberté ou l'esclavage, ce dernier justifiant la résistance à l'oppression. Si un peuple n'est pas souverain, s'il ne participe pas aux lois auxquelles il devra obéir, il est alors soumis aux lois d'autrui, il n'est donc pas libre.
Le Gouvernement révolutionnaire et la décentralisation
À partir du printemps 1791, le "côté gauche" conduit par Grégoire, Pétion et Robespierre, parvint à chasser le parti de Barnave de la Société des Amis de la Constitution de Paris. La politique anti-populaire de la Constituante accompagnée de la trahison du roi lui-même préparèrent la Révolution du 10 août 1792 qui renversa la monarchie et sa Constitution.
À peine la Convention était-elle élue au suffrage universel cette fois -et dans les campagnes, ne l'oublions pas, les femmes avaient l'habitude "médiévale" de participer aux votes- qu'un nouvel obstacle se dressait sur la route de la République démocratique et sociale. Ce fut la diversion de la guerre de conquête en Europe menée par les Brissotins devenus Girondins et qui, effrayés à leur tour par le caractère populaire de la dernière révolution, cherchaient à la détourner. Mais les peuples européens n'aimèrent pas la conquête girondine et conduisirent -ou laissèrent leur roi le faire- la guerre de résistance à l'occupation. Le gouvernement girondin perdit la confiance du peuple et 22 de ses membres furent, non pas arrêtés, mais chassés de la Convention par l'insurrection des 31 mai-2 juin 1793.
La Convention montagnarde fut alors conduite par les députés du "côté gauche" -appelés Montagnards : la Montagne ou le rocher des droits de l'homme- dont le premier soin fut d'achever la Déclaration des droits et la constitution le 24 juin 1793.
Le 10 octobre, la Convention mettait en place le gouvernement révolutionnaire jusqu'à la paix. On a dit les choses les plus bizarres et les plus contradictoires à ce sujet. Limitons-nous à cette question du centralisme.
Saint-Just et Billaud-Varenne, membres du Comité de salut public, présentèrent à la Convention le 10 octobre puis le 18 novembre 1793 le projet de gouvernement révolutionnaire.
Le problème à résoudre était le suivant : depuis la Révolution des 31 mai-2 juin 1793, la législation montagnarde avait enfin répondu au mouvement populaire avec une législation agraire favorable à la paysannerie, y compris les paysans pauvres, et jeté les bases du grand projet d'économie politique populaire. Le peuple considérait que la législation était révolutionnaire, mais que son application était empêchée par l'exécutif. Saint-Just expliqua le 10 octobre que la contre-révolution était dans l'exécutif, et plus précisément encore, dans le gouvernement qui est la tête de l'exécutif. Il proposait donc de révolutionner, non le législatif qui fonctionnait bien, mais l'exécutif.
Les solutions mises en pratique furent les suivantes :
Le Comité de salut public formé de députés élus par la Convention elle-même, continuerait d'être contrôlé chaque mois par la Convention. Il serait chargé d'exercer le contrôle du législatif sur l'exécutif en surveillant le conseil des ministres et l'application des lois. Il était ainsi au courant de tout ce que faisaient et recevaient les ministres.
L'application des lois se ferait au niveau des communes, le plus près des citoyens, de façon à ce qu'ils exercent eux aussi leur contrôle de l'exécutif. La décentralisation administrative était toujours effective. Le contrôle de la hiérarchie département, district, canton, commune, dont les conseils et les responsables étaient toujours élus -et depuis le 10 août 1792, au suffrage universel cette fois !- ce contrôle donc fut confié par la Convention aux procureurs syndics. Voyons de plus près.
La fonction de procureur-général-syndic était, conformément à l'esprit de l'époque, éligible et il était chargé de surveiller le bon fonctionnement de l'institution et de signaler aux autorités compétentes toute anomalie. Il siégeait dans les conseils municipaux et autres pour connaître leur fonctionnement, mais n'avait pas le droit de participer aux votes.
Ce fut à cette fonction que le gouvernement révolutionnaire confia le contrôle de l'exécution des lois au niveau des communes et des districts. Ce contrôle par les procureurs syndics s'effectuait par correspondance. Ils devaient écrire tous les dix jours au Comité de salut public pour l'informer de l'application ou non des lois de leur ressort. Ce fut de cette manière que le Comité de salut public était informé de ce qui se passait en France au niveau de l'application des lois.
Si le procureur syndic n'écrivait pas, ou se révélait incapable de remplir sa mission, il était révoqué et réélu par la commune ou au niveau du district.
Par ailleurs, depuis 1789, les assemblées des députés avaient mis en pratique l'envoi de députés dans les départements où se révélaient des troubles ou autres problèmes. La Convention montagnarde continua de pratiquer la chose et l'organisation du gouvernement révolutionnaire précisa les pouvoirs de ces représentants du peuple en mission dans les départements. Ils n'avaient plus le droit de prendre des décisions de nature législative durant leur mission comme ils avaient pu le faire précédemment, ils devaient au préalable retourner à la Convention pour exposer la situation et leur projet de loi et la Convention prenait alors la décision. Ne pas comprendre est une chose, calomnier en est une autre. Cette expérience de révolution est remarquable pour avoir tenté de frayer un chemin neuf en refusant toute forme de dictature, de concentration des pouvoirs, de centralisation, soit toutes les formes institutionnelles tendant à ôter au législatif l'exercice du pouvoir de décision.
Les adversaires des Lumières, des révolutions des droits de l'homme et du citoyen de cette époque, des républiques démocratiques et sociales, des droits des peuples à leur souveraineté en vue de la paix et non des guerres de conquête, firent tout leur possible pour calomnier cette histoire et en faire perdre la mémoire. Ils ont réussi à rendre l'accès à la connaissance de ces expériences de plus en plus difficiles sinon incompréhensibles.
La version stalinienne a laissé une interprétation extrêmement dangereuse en n'hésitant pas à faire l'apologie de la dictature dite de salut public pour désigner le gouvernement révolutionnaire de la Convention montagnarde. Cette thèse de la dictature a pu aveugler au point de faire perdre de vue tout ce qui vient d'être rappelé, et en particulier de confondre un représentant en mission avec un intendant de l'ancien régime ou un préfet de Napoléon ! Expliquons : un intendant, on l'a vu, comme un préfet de Napoléon, appartient au pouvoir exécutif. Nommé par la tête de l'exécutif, le roi, Napoléon ou un chef de gouvernement, il ne devrait pas être confondu avec un député élu, un représentant du peuple, en principe responsable devant ses électeurs.
Une telle chose n'est possible que lorsque la confusion entre les pouvoirs législatif et exécutif est à son comble. Or, c'est bien ce qui est arrivé, à plusieurs reprises, au XXe siècle.
Pourquoi le qualificatif de jacobin est-il accolé à centralisme alors que ce dernier doit l'être à royal ou impérial, ou peut-être, pour être bien clair, à despotique ? Il se pourrait que cela relève d'un de ces abus des mots signalés en exergue.
Pour conclure, on lira avec humour et profit ce que Tocqueville qui, lui, s'il n'était pas un ami des droits de l'Humanité, savait néanmoins distinguer entre centralisme despotique, c'est-à-dire un exécutif fort et liberté en société, a écrit à ce sujet très précis : "Les premiers efforts de la révolution avaient détruit cette grande institution de la monarchie ; elle fut restaurée en 1800. Ce ne sont pas, comme on l'a dit tant de fois, les principes de 1789 en matière d'administration qui ont triomphé à cette époque et depuis, mais, bien au contraire ceux de l'Ancien régime qui furent remis alors en vigueur et y demeurèrent." L'Ancien Régime et la Révolution, 1856, chap. 5. On le voit, il n'y a pas, ici, de centralisme jacobin…
Ce texte a été publié dans Utopie Critique, Paris, 2005, n° 32, p. 75-86.
Références bibliographiques
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